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Pour la petite histoire, cette nouvelle a été expressément écrite pour l’édition 2011 du concours de nouvelles organisé par l’association Les Appaméennes du livre, dans le cadre du salon du livre de Pamiers qui a lieu en juin. Cette année, le sujet était une phrase qui devait servir de point de départ au récit : « Vraiment mémorable, cet anniversaire… ». Si je donne à lire ce texte ici, c’est parce que vous ne le trouverez nulle part ailleurs : en effet seuls les quatre premiers textes ont été lauréats, mais ma nouvelle a tout de même été classée en sixième position alors qu’il y avait 101 participants au concours (catégorie adulte). Bref, quoique n’étant pas sur le podium, je prends ce résultat comme un encouragement et vous invite maintenant à lire ce texte.

Vraiment mémorable, cet anniversaire… C’était les cent quinze ans de pépé… et pour l’occasion, très exceptionnellement, son anachorète de frère était descendu de ses montagnes. C’était le premier jour de printemps de cette année, le vingt mars dernier. Nous nous étions réunis dans la propriété de mon oncle vigneron, non loin de Pau. Il y avait là de nombreux membres de la famille, quelques amis triés sur le volet, et même deux journalistes et un photographe. J’interrogeai mon oncle à ce sujet et il m’expliqua que ces journalistes locaux se devaient de couvrir l’évènement. J’objectai qu’un simple anniversaire privé n’avait rien d’un évènement public mais mon oncle, après un soupir, prit le temps de m’expliquer que parvenir à un âge aussi avancé constituait un exploit digne de figurer dans le livre des records. Et si j’en doutais, je n’avais qu’à demander de plus amples renseignements au journaliste – le grisonnant, pas le blond – il se ferait un plaisir de m’instruire à ce sujet.

Pépé vint vers nous, tout pimpant, et demanda s’il aurait droit à de bonnes bouteilles de Jurançon. Il rit tout seul puis avoua que si le gâteau était tel qu’il l’imaginait, il allait avoir un sérieux problème de poumons…

Je vis s’approcher un petit homme au visage carré et à l’air renfrogné que je reconnus immédiatement, bien que je le visse pour la première fois. La ressemblance avec pépé était saisissante. C’était son frère, bien sûr, celui qui vivait en ermite dans le fin fond des Pyrénées. Les deux frères échangèrent un regard noir. J’allais l’apprendre bientôt : ils étaient en froid depuis des années. Mon grand-père s’éloigna sans même adresser la parole à son frère. Ce dernier reprocha à mon oncle la présence du photographe, disant que ce n’était pas ce qui était convenu. Mon oncle l’ignora et lui dit que de toute façon il n’était pas là pour lui, et qu’il était grand temps de passer à autre chose… et à table.

J’engageai la conversation avec ce vieil homme, qui était de fait mon grand-oncle, et lui confiai que j’étais aussi peu convaincu que lui du bien fondé de la présence de ces journalistes. Au mot journaliste, son regard se perdit dans le vague, quelque réminiscence nostalgique le fit s’abstraire du présent. Je lui demandai où il vivait exactement. Etait-ce aussi à l’écart du monde qu’on le disait ? Il me répondit, d’une voix douce, qu’il vivait près d’un petit village du nom de Sainte-Engrâce. Il avait adopté ce lieu de vie à la fin des années soixante pour avoir la paix. Il ajouta en souriant que de nos jours les randonneurs étaient de plus en plus nombreux et qu’il n’était plus aussi solitaire que ça. Il échangeait fréquemment des propos avec les promeneurs.

Comme je lui prêtais une oreille attentive, je dus gagner sa sympathie car à chaque fois que mon oncle enjoignait la bruyante compagnie de bavards à s’attabler, j’esquissais un rapprochement et mon interlocuteur suivait le mouvement, tout en continuant de me parler de ses habitudes de vie, qui l’avaient, pendant un temps, éloigné du commerce des hommes.

Je n’en étais pas certain sur le moment mais il me sembla qu’il avait tendance à m’utiliser comme paravent entre le photographe et lui.

Tout le monde bavassait ça et là au milieu de la cour de la ferme et personne ne se décidait à s’asseoir, aussi nous fûmes tous littéralement poussés par mon oncle à nous attabler enfin. Il avait apprêté dans la cour une table géante composée de tréteaux supportant de grands panneaux de bois couverts de draps blancs, le tout entouré de chaises pliantes. La table était généreusement pourvue en plats, bouteilles, corbeilles à pain et condiments divers. Cependant, ma tante orchestrait les mouvements de plusieurs servantes engagées pour l’occasion, qui gravitaient gracieusement autour de nous pour amener toujours plus de mets.

Mon grand-oncle choisit de s’asseoir à côté de moi, cependant il blêmit quand l’un des journalistes, celui qui était grisonnant, vint s’installer à ma gauche. Il se saisit d’une bouteille de vin blanc et se remplit un gobelet qu’il vida à petites goulées et cessa de me parler. Quand mon grand-père vint se placer juste en face de moi, son frère reprit du blanc et devint carrément mutique.

Je me tournai alors vers le journaliste et lui demandai en quoi fêter ses cent quinze ans méritait d’avoir un article dans le journal local. Très solennel, tendant respectueusement ses deux mains ouvertes vers mon grand-père, il expliqua, parlant haut et fort, comme un conférencier, que nous avions affaire à un « supercentenaire ». C’est avec beaucoup de conviction qu’il développa ses explications, desquelles il ressortait en résumé que les hommes d’une telle longévité sont extrêmement rares. Passer le cap des cent ans est une chose, passer le cap des cent dix ans en est une autre. Il ajouta que l’organisation du Guinness World Records allait même réviser ses données puisque mon grand-père venait à peine de se faire connaître. L’actuel doyen de l’humanité, un certain Walter Breuning, un Américain, allait officiellement être coiffé au poteau par mon grand-père, Antoine Peyré. J’étais dubitatif, peut-être parce que j’avais déjà bu à peu près autant de vin blanc que mon voisin de droite, mon grand-oncle. Le journaliste, ne comprenant pas mon scepticisme, continua. Ce n’était pourtant pas compliqué : le tenant masculin du titre de doyen de l’humanité actuel et mon grand-père étaient nés la même année, en mille huit cent quatre-vingt-seize, mais l’Américain était né en septembre tandis que mon grand-père était né en mars ! Mon grand-père était donc plus vieux que le doyen de l’humanité ! De six mois. C’était mathématique. Quelques formalités à régler, des histoires de paperasse, de preuves tangibles à fournir, et mon grand-père aurait son nom dans le prochain livre Guinness des Records.

Je repris du vin. Mon grand-oncle aussi. Je me demandai s’il n’avait pas le vin mauvais car il était de plus en plus morose et se gardait de participer à la conversation. Je profitais que je n’étais pas encore saoul pour m’enivrer de l’ambiance festive de cette réunion. Je levai mon verre à la cantonade et portai un toast « à la longévité exceptionnelle de grand-père » ! Tous ceux qui n’étaient pas tout à fait occupés à dévorer le contenu de leur assiette – grillades, quiches, omelettes, macédoine, crudités – levèrent leur verre et trinquèrent bruyamment. Mon grand-père se tourna vers mon oncle et le remercia de lui avoir servi de ce délicieux Jurançon, « le vin des rois, le roi des vins ». C’est alors que, à la surprise générale, contre toute attente, mon grand-oncle, le visage grave, commenta : « Et allons, les poncifs ne nous seront pas épargnés ; ça doit être la sénescence… ». Les deux frères se fusillèrent du regard.

Un questionnement point dans mon esprit pourtant embrumé et j’interrogeai de nouveau le journaliste à côté de moi. Est-ce que Jeanne Calment n’avait pas vécu beaucoup plus vieille que grand-père ? Le second journaliste, le blond, à trois têtes de là, se tordit le cou pour répondre que oui, effectivement, elle avait atteint l’âge de cent vingt-deux ans. Son collègue près de moi acquiesça et ajouta en haussant les épaules que les femmes, c’était vraiment autre chose… là, on atteint de ces chiffres…

« De ces nombres », le corrigea mon grand-oncle.

Sur ce, mon grand-père se leva et éclata : « Ah, il a beau jeu de corriger les gens, le romancier de la solitude et de l’exaltation de l’homme, l’ancien Goncourt… On fait le mort pour être tranquille. On va vivre à la montagne pour ne plus être touché par la critique, peut-être, que sais-je… Oh, déjà de ton vivant, ils te le reprochaient : tu te montrais peu et tu n’allais pas souvent à Paris. Ah, les salons littéraires parisiens se seraient honorés de ta présence, mais monsieur préférait les déserts, monsieur préférait la haute montagne, monsieur préférait l’Espagne… Mais oui, va, fais-moi ton regard assassin… Tu veux me gâcher mon anniversaire ? Tu veux me traiter de vieux sénile ? Tu veux te moquer des gens ? Soit. Je vais vous dire qui il est, ce beau monsieur qui fait de l’ironie. Je vais vous le présenter, ce salopiot qui a choisi de fuir la vie. C’est Joseph Peyré. Joseph Peyré, oui. Saligaud, va ! Tu voulais le garder ton secret ? Tu n’avais qu’à rester dans tes montagnes et ne pas venir m’emmerder à mon anniversaire. Merde, à la fin ! ».

Personne ne comprenait ce que venait de dire mon grand-père, sauf mon grand-oncle, maussade.

Et puis le journaliste blond s’est levé et s’est campé devant mon grand-oncle, halluciné, et il a dit : « Il y a eu un Joseph Peyré qui a eu le prix Goncourt dans les années trente, mais ce Joseph Peyré est mort en mille neuf cent soixante-huit, ça ne peut pas être vous ! ».

Mon grand-père rebondit : « Oui, da ! Monsieur en avait marre du monde ! Monsieur en avait marre des gens. Monsieur en avait marre de la vie sociale. Il a organisé ses propres funérailles à Cannes pour être enfin tranquille comme il disait. ».

Autour de la table, il y avait un silence de mort. A part quelques enfants qui étaient partis jouer sous le verger près des premiers ceps de vigne et qui s’égayaient, l’ambiance était tombée. Dans ce silence, mon grand-oncle se tourna vers les journalistes, les regarda tour à tour, et finit par dire, la larme à l’œil : « Sang et lumière . J’ai eu le Goncourt pour Sang et lumière en mille neuf cent trente-cinq. A un moment dans ma vie, je n’ai plus pu… Je n’ai plus supporté… Aujourd’hui, vous appelleriez ça « la pression médiatique ». J’ai… J’ai décidé de disparaître de la circulation, oui. ».

Mon grand-père conclut, désabusé : « Et vous ne savez pas le plus beau : Joseph est mon frère aîné ! Il est né en mille huit cent quatre-vingt-douze. Il a fait cent dix-neuf ans le treize mars de cette année ! C’est lui le plus vieux bonhomme sur Terre ! »

 

Vous venez de lire ce texte ? Surtout n’hésitez pas à laisser vos impressions en commentaire.

 

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Hervé Sors

Éternel apprenti auteur.
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